Editions Neurdein, 1908 in Juliette Rennes, Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900, Paris, Editions de l’EHESS, 2022, p.393.
  • Séminaire
  • Pôle transversal

3ème séance - Séminaire Territoire(s) et genre : "Genre et espaces publics urbains : Métiers de rue, socialisation urbaine et sociabilités ordinaires"

Action Recherche incitative Territoire(s) et genre

Les espaces publics urbains des grandes villes françaises et européennes constituent un territoire trouble et à maints égards troublant pour les chercheur.euse.s qui abordent de près ou de loin l’étude du genre dans l’histoire contemporaine et celle du temps présent. La ségrégation genrée des personnes et des activités, toujours aigue, y est complexe et laisse subsister des interstices à ses marges ; lieux ménageant une suspension ponctuelle des normes dominantes et instants de possibles transgressions, dérobés au quotidien de l’ordre inégalitaire. Territoires réservés des hommes dans l’histoire moderne faisant pendant à la maisonnée où devaient rester confinées la plupart des femmes, les rues et les places des grandes villes ont progressivement rendu visibles, avec la naissance de la ville moderne et des mouvements sociaux, les effets timides et toujours incertains d’une certaine égalité des conditions.

Ni pures chambres d’enregistrement des inégalités de genre, ni libres espaces où s’anticipent les formes futures de l’égalité citoyenne, le jeu se complique d’un tour lorsqu’au début du 20ème siècle, quelques femmes du menu peuple viennent à exercer des « métiers de rue » supposément masculins et que des badauds s’assemblent pour assister « au spectacle » que représente pour eux leur simple présence, pendant que la presse ou les cartes postales se font le relais de l’étonnement public. Comment expliquer l’accès mesuré et tardif de ces quelques femmes à ces métiers ? Que signifie cet engouement populaire et cette nouvelle visibilité publique dans la presse et les cartes postales ? Qu’en disent à l’époque les revues féministes ? Voici quelques-unes des questions qu’adresse Juliette Rennes, directrice d’études à l’EHESS, dans son livre, Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900, qu’elle viendra présenter à Valenciennes lors de la 3ème séance du séminaire Territoire(s) et Genre du Larsh. Dans son intervention, Juliette Rennes se concentrera sur « les différentes modalités d'occupation et d'appropriation de la rue par le travail et la façon dont elles sont façonnées par le statut professionnel, le genre et l'âge ».

Autres scènes dans une même ville, Paris, et une autre métropole, Milan, au début d’un autre siècle, le nôtre. Trois vagues de mouvements féministes et queer ont désormais acté l’égalité des hommes et des femmes dans le droit, et contribué à faire timidement reconnaître, par la force du conflit, les prétentions égalitaires d’autres minorités de genre, à critiquer le poids et l’oppression que représente la sexualité pour de nombreux sujets minorés dans une société patriarcale ainsi que le principe d’égal accès aux études et celui, encore peu effectif, de l’égalité professionnelle et salariale. Néanmoins, dans les rues des grandes villes, la liberté de circuler en tant qu’anonyme dans l’espace urbain, de jouir de possibles rencontres impromptues ou du simple plaisir de la flânerie et d’entretenir collectivement les normes civiles de la coprésence, n’est pas également distribuée pour tout.e.s les piéton.n.es. Les femmes, les personnes stigmatisées pour leur identité sexuelle supposée ou celles qui se revendiquent LGBTQIA+, ne peuvent profiter aisément de la liberté du citadin. Bénéficiant moins facilement de l’indifférence propre à l’inattention civile qui colore de nombreuses interactions entre hommes, iels sont plus souvent ramené.e.s à leur identité sexuelle supposée, interpelé.e.s en ce sens, considéré.e.s comme des objets sexuels disponibles, et sont souvent discriminé.e.s voire victimes d’agressions.

Or, dans ce contexte, au sein de deux quartiers socialement mixtes de Paris et Milan, le domicile familial où se prépare, à l’adolescence, l’autonomie des enfants dans la ville, n’est que très marginalement un lieu où s’organise la lutte politique contre ces différentes formes de violence. Lieu protégé et protecteur voire enfermant, il demeure un espace social où les parents apprennent, notamment à leurs filles, à vivre avec la menace d’une agression sexuelle et pour cela à se faire discrètes, à tolérer certains regards sur leur corps, à en dissimuler habilement certaines parties par leur tenue vestimentaire, et à limiter leurs déplacements au strict nécessaire. Comme le démontre très finement Clément Rivière dans son livre Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et Milan, la socialisation urbaine des adolescent.e.s consiste, quelle que soit la classe sociale des parents (mais avec certaines nuances), « à apprendre aux filles à savoir se conduire dans les lieux publics », et à accepter par-là que l’accès au monde d’étrangers que constitue la grande ville consiste pour elles à occuper dans les rues une place d’inférieures. Au cours de son intervention lors de la séance Genre et espaces publics urbains, Clément Rivière se propose, à partir d’une enquête en cours et « en miroir de son travail de doctorat, d’interroger la façon dont les interactions auxquelles les parents prennent directement part dans les espaces publics sont susceptibles de contribuer à leur processus de « socialisation parentale », qui « remodèle les individus en parents » de façon très différente selon qu’ils sont hommes ou femmes (Darmon 2016) ».

A quelques encablures de ce 19ème arrondissement cher à Clément Rivière se déploie un autre réseau de rues animées par un carrefour, celui des Quatre-Chemin, entre Aubervilliers et Pantin en Seine-Saint-Denis, accueillant une station de métro. Faisant partie jusque récemment des quartiers les plus pauvres de France, les peurs entourant cet espace commerçant et passant sont moins liées à la sureté des rues qu’à l’anarchie supposée y régner. Pour une fraction de la population du quartier, quelques retraités, des petits commerçants et artisans, les responsables de ce climat anarchique sont tout trouvés. Les immigrés post-coloniaux, arrivés en masse depuis la fin des années 1980, ont transformé cet espace commerçant et civilisé en « souk » avec son lot d’incivilités, de « faux pauvres », de détritus, de bruit, de circulations hiératiques où se fomentent sans-doute les petits larcins et les plus gros délits. Des mères de famille, plus nuancées, tentent néanmoins d’identifier quelques coupables, sans-papiers, en nombre plus restreint. Quelques femmes militantes enfin s’interrogent quant à elles sur la sur-représentation des hommes au sein de ces rassemblements urbains, et leur collectif, Place aux femmes, labellise les cafés qui accueillent leur groupe sans discrimination. Au fil du temps, la question qu’elles posent évolue. Le problème vient-il des normes masculines qui régissent ces espaces publics ou des formes de contrôle qui circulent dans les familles et encadrent la vie privée ? Pourquoi certains cafés, tels les PMU, attirent moins les femmes que le grand café du carrefour, le café des victoires ?

Les émigrés d’Afrique de l’Ouest rencontrés lors d’une enquête ethnographique longue (doctorat) dans les cafés du carrefour par Josué Gimel, n’ont pas vent de ces interrogations les concernant indirectement et visant à donner une estimation des catégories d’individus surnuméraires. Car au milieu de l’agitation qui règne, le grand respect des règles civiles de la coprésence interdit d’imputer aux maux de la ville des responsabilités collectives sur une base culturelle ou raciale. Protégés du regard discriminant, ils viennent occuper les trottoirs et les cafés dans les interstices que leur laisse leur travail et se contentent d’y passer leur temps libre, de « s’y sentir bien ». A côté de multiples discussions d’usage et de commentaires de l’actualité politique, ces petits rassemblements d’hommes ont parfois tendance à se muer en « classes de sexe », notamment lorsque les plaisanteries grivoises alternent avec des accusations pointant l’égoïsme de certaines femmes africaines ; leur manque de reconnaissance de leur autorité naturelle finissant, à leurs dires, par rendre l’amour impossible et mener au divorce. Néanmoins ce discours s’avère être un bien maigre secours lorsqu’il s’agit pour eux d’affronter individuellement et intimement leurs problèmes de cœur. Comme le père de Zahoua d’Abdelmalek Sayad, qui ne peut accepter les choix de sa fille et reconnaître ses réussites que par des silences, les Africains des Quatre-Chemins alternent entre le discours public creux de la virilité conquérante ou blessée, et l’échange réparateur où, en aparté, les maux conjugaux peuvent se dire de manière plus nuancée et le désir des femmes à plus d’égalité dans le couple enfin trouver un lieu pour être reconnu. Les contours de la masculinité, quittant le territoire fermé de la virilité, se redessinent timidement à travers ces quelques cures.

Organisé par Josué Gimel, Maître de conférences en Sociologie

Interventions :

- Juliette Rennes, Directrice d’études de l’EHESS. Membre du Centre d’étude des mouvements sociaux - CEMS

Titre : Genre, travail et espace urbain à Paris en 1900

Cette présentation prendra appui sur son livre Métiers de rue. Observer le travail et le genre à Paris en 1900 (éditions de l'EHESS, 2022). Point sur les différentes modalités d'occupation et d'appropriation de la rue par le travail et la façon dont elles sont façonnées par le statut professionnel, le genre et l'âge.
 

- Clément Rivière, Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille. Directeur adjoint du Centre de recherche «individus, épreuves, sociétés» (CeRIES - ULR 3589).

Titre : Leurs filles dans la ville, leurs mères dans la ville : parentalité, espaces publics urbains et socialisation(s) sexuée(s)

Une enquête par entretiens conduite auprès de parents parisiens et milanais a permis de mettre en lumière la différenciation sexuée de la socialisation aux espaces publics urbains des enfants et d’en interroger les ressorts (Rivière 2019). Dans le cadre d’un chantier de recherche en cours d’ouverture, cette communication interroge en miroir la façon dont les interactions auxquelles les parents prennent directement part dans les espaces publics sont susceptibles de contribuer à leur processus de « socialisation parentale », qui « remodèle les individus en parents » de façon très différente selon qu’ils sont hommes ou femmes (Darmon 2016).
 

- Josué Gimel, Maître de conférences en sociologie à l’Université Polytechnique Hauts-de-France
Membre du Laboratoire de Recherche Sociétés et Humanités - Département CRISS

Titre : Une virilité à défendre ou une masculinité à soigner ? Quand quelques hommes d’Afrique de l’Ouest évoquent leurs problèmes de cœur dans les rues d’Aubervilliers

Une enquête ethnographique dans le quartier des Quatre-Chemins à Aubervilliers a conduit à décrire la manière dont des petits groupes d’hommes émigrés d’Afrique de l’Ouest parviennent à échapper au regard discriminatoire que posent sur eux plusieurs catégories de résident.e.s. En retour, les groupes qu’ils forment ont parfois tendance à dessiner symboliquement une « classe de sexe » caractérisée par la revendication d’attributs virils et un discours accusateur relatif à l’égoïsme des épouses, peu reconnaissantes de leur supposée autorité naturelle dans les affaires du couple. Néanmoins, cette virilité n’est d’aucune utilité lorsqu’il s’agit, pour les uns et les autres, d’affronter concrètement les difficultés conjugales qui se dessinent en migration. Pour y faire face et « sauver leur amour », des formes de cures longues prennent place dans les cafés, en coulisse, tout à côté des rassemblements publics. Celles-ci redessinent les contours d’une masculinité, toujours en construction.

Inscription obligatoire : @email

Présentation du séminaire Territoire(s) et genre